L'électricité Chabbat, c'est permis ?

FunkyJonat
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dim 06/01/2013 - 23:00

Bonjour,

Pour faire suite au récent fil de discussion sur l'eau et l'électricité (questions 66482 et 66980 notamment), je me permets deux questions :

Pour l'eau, quid de la mela'ha de otsaa, de déplacer d'un domaine à l'autre: car l'eau était dans le domaine public, et en ouvrant le robinet, j'ai l'intention et j'arrive à la faire pénétrer dans mon reshout, non ?

Pour l'electricité, pourriez-vous expliquer, même succinctement, sur quoi repose l'assimilation de l'électricité à Boné (Esh, on pense à l'étincelle, Maké BePatish a été expliqué par la question 66435), mais Boné ?

Pour l'electricité, enfin, vous expliquez " En d'autres termes, cela changerait completement l'ambiance du chabbat, la maniere dont il a traditionnellement ete vecu pendant des siecles. La ou nos ancetres devaient trouver des moyens pour garder la nourriture chaude, pour s'eclairer, etc., nous n'aurions plus de probleme; alors qu'ils chantaient des zemirot, nous ecouterions la radio; etc. " J'imagine que vous aviez autre chose en tête que cet argument qui semble uniquement procéder d'un esprit conservateur loin de vos réponses habituelles !

D'une part, dire 'je fais comme ça car mes parents, qui pensaient ceci, l'ont fait, quand bien même je sais maintenant que leur postulat de départ est faux" me semble étonnant, et en définitive peu fidèle à leurs valeurs et aux objectifs qu'ils défendaient.

D'autre part la beauté, la sainteté, l'unicité du shabbat ne réside pas (seulement) dans les efforts investis pour garder la nourriture chaude et s'éclairer, non ? Car sinon, l'invention de la plata et de la minuterie a ruiné toute possibilité de passer un authentique shabbat ! En effet, programmer la minuterie demande à peine plus d'effort que d'allumer sur un interrupteur !

Au final, je crois comprendre ce que vous voulez dire : la fée électricité a changé la donne, on vit dans un nouveau quotidien. Et dans ce nouveau paradigme, les juifs ont conçu une façon de vivre le shabbat, qu'il ne convient pas de bouleverser après 150 ans sans craindre que cela n'entraine d'autres débordements. Je peux comprendre cela. Mais comment fonder juridiquement une telle décision ? Dire "ce n'est pas shabbatique d'écouter la radio, c'est plus sympathique de chanter en coeur Menou'ha veSimh'aaaaaaaa Or laYehoudiiiiiiim" ne suffit pas vraiment ;-)

Bien cordialement,

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Emmanuel Bloch
mer 16/01/2013 - 14:11

Chalom,

Je reponds aux differentes questions dans l'ordre :

1. L'eau que l'on fait couler en ouvrant dans le robinet ne se trouvait pas dans le domaine public. Elle se trouvait dans des tuyaux souterrains, ce qui signifie qu'elle etait dans un Makom Patour ("endroit libre"). Transferer d'un Makom Patour a un domaine prive est parfaitement admis.

2. L'utilisation de l'electricite le chabbat a ete interdite par differents poskim, qui l'ont assimilee a differents travaux : 1) Allumer / Eteindre (mavir / mekhabeh), 2) Cuire (mevachel), 3) Donner le dernier coup de marteau (makeh bepatich), 4) Creer quelque chose de nouveau (molid).

En outre de cette discussion sur la source de l'interdiction, il existait une discussion sur le niveau de l'interdit : deorayta ou derabanan ? Le rav Chlomo Zalman Auerbach, dans un livre redige dans sa jeunesse (Meorei Esh), a ainsi defendu que les appareils diffusant de la chaleur, de la lumiere ou la voix etaient interdits deorayta, mais les autres etaient completement permis (ascenseur, ...), meme derabanan.

Le Hazon Ish intervint dans cette discussion alors qu'elle etait deja relativement avancee. Dans sa psika, il admet que l'utilisation de l'electricite le chabbat est interdite pour certaines des raisons mentionnees ci-dessus, mais il *ajoute* un nouvel argument : boneh (construire) / soter (detruire). Voyez ses arguments dans Hazon Ish, Orah 'Hayyim 50.

(De maniere interessante, il faut noter que le Hazon Ish n'etait pas le tout premier a defendre cette these; le rav Ouziel, premier grand rabbin sepharade d'Israel, avait deja avance l'argument de "boneh", mais peu de gens avaient suivi cette idee jusqu'a ce que le Hazon Ish la reprenne independammant, et elle maintenant associee au nom de ce dernier).

Affirmer que l'electricite est interdite a cause de la "construction" va beaucoup plus loin que de s'en tenir a l'idee de combustion ou de cuisson. Ce n'est plus la chaleur ou la lumiere causees par l'electricite qui sont en cause, mais le fait meme de fermer un circuit electrique est desormais vu comme une nouvelle "construction". La distinction operee par le rav Auerbach, et d'autres, entre les machines degageant de la chaleur et de la lumiere, et les autres ne le faisant pas, tombe instantanement. Pour le Hazon Ish, *toute utilisation de l'electricite* est interdite deorayta. C'est une grande 'houmra qu'il introduisit la et qui fut largement debattue par de nombreux talmidei hakhamim de l'epoque, qui n'etaient de loin pas tous d'accord avec le Hazon Ish.

C'est donc l'acte de fermeture du circuit electrique, assimilee a l'assemblage d'un ustensile (ou son desassemblage pour la reouverture du circuit), qui est mise en cause par le Hazon Ish.

3. Pour plus de details, je me permets de vous renvoyer a ce livre dont j'ai tire les references que je cite :
http://www.magnespress.co.il/website_en/index.asp?id=3564#aaa (pp. 566-580).

Vous y trouverez notamment aussi des extraits d'une interview que l'auteur a realisee aupres d'un ancien eleve proche du Hazon Ish. Cet ancien eleve cite son maitre comme ayant dit "imagine seulement - aujourd'hui, quand tout marche avec l'electricite, si nous permettons l'electricite, aurons-nous encore un chabbat digne de ce nom ?"

C'est cet argument que j'ai essaye de rendre dans ma precedente reponse. Il ne s'agissait pas de se montrer conservateur ou novateur, mais d'expliquer ce qui s'etait passe il y a environ 80 ans en Israel. Donc, au-dela de la halakha propre, il y a le sentiment du possek et de l'homme religieux. Certaines choses sont impossibles, interdites, et le possek le sent instinctivement, avant meme d'exprimer son sentiment dans le langage de la halakha. En l'espece, chabbat a toujours ete un moment privilegie, une retraite spirituelle pour laquelle il fallait se preparer : nourriture, lumiere, etc., tout demandait de la reflexion et une organisation. L'electricite menacait de changer tout cela, et donc de changer l'ambiance generale de ce mini-monde futur qu'est le chabbat. Elle etait a proscrire, sous peine de perdre l'ambiance toute particuliere du chabbat telle qu'elle avait ete vecue par des generations de juifs.

Alors, oui, on trouve des arguments halakhiques, sinon le travail du possek n'est pas accompli. Ils sont plus ou moins convaincants, c'est selon. Mais il n'empeche que dans ce genre de cas, l'ideologie et les valeurs du decisionnaire jouent un role immense dans sa prise de position. C'est ce que je voulais souligner.