Conversation 68655 - Le calendrier juif dérive?

ighozt
Jeudi 11 avril 2013 - 23:00

Kvod HaRabanim,

pourquoi le calendrier juif est-il impreci? dans une religion ou tout est si bien fait, je m'etonne que l'on est pas su se mettre d'accord quant aux problemes de hagim et Rosh Hodesh (1 ou 2 jours), mais surtout quant au "probleme" du Adar I et Adar II. Cette formule du redoublement du mois me parait tres approximative.

Kol touv, Ilan

Emmanuel Bloch
Lundi 15 avril 2013 - 04:17

Chalom,

Detrompez-vous: le calendrier "juif" est l'un des plus precis qui soient. Mais pour le realiser il faut prendre la mesure du probleme posé - mesurer le passage du temps en jours et annees se revele un challenge effroyablement complexe !

Voici quelques rapides elements de reponse, sans entrer dans tous les details, et en m'en tenant a ce stade a la seule question du mois intercalaire (Adar I / Adar II).

L'annee solaire ne compte pas 365 ou 366 jours, ce serait bien trop simple. Meme ecrire que l'annee solaire compte 365 jours et 6 heures est une approximation. En realite, l'annee solaire fait 365.242190 jours (et, si vous voulez considerer egalement le probleme de la precession des equinoxes, il vous faut encore distinguer ce chiffre de l'annee siderale de 365.256363 jours, mais je n'entre pas ici dans les raffinements de cette sous-question).

Comment faire pour diviser une telle duree en journees de 24 heures, celles qui correspondent au vecu humain au quotidien ? Reponse: c'est impossible. Il faut faire une approximation grossiere, puis corriger au fur et a mesure.

Par exemple, on peut concevoir d'avoir une annee civile de 365 jours, et de rajouter un jour (le 28 fevrier) tous les 4 ans (annee bissextile), ce qui correspond a 365.25 jours au final. Cela, c'est le systeme du calendrier julien (introduit en 46 avant l'ere chretienne), et il est GROSSIEREMENT imprecis. Les erreurs d'approximation, cumulees au fil des annees, aboutissent a un ecart de 3 jours tous les 4 siecles. En d'autres termes, le calendrier humain differe assez rapidement du calendrier de la nature. Avec ce systeme, la fete de Noel se serait retrouvee au milieu de l'ete en 24'000 ans environ...

Prenez maintenant le calendrier "juif", qui est luni-solaire. Il se base sur un constat surprenant : 235 mois lunaires correspondent presque exactement a 19 annees solaires. La difference se monte seulement a 1 jour tous les 219 ans, soit une marge d'erreur nettement inferieure a celle du calendrier julien. En pratique, donc, le calendrier juif comprend 12 mois lunaires pour une annee normale, et 13 mois lunaires pour une annee embolismique. On compte 7 annees embolismiques sur un cycle de 19 ans. D'ou ce calcul simple : 12*12 + 7*13 = 235 mois lunaires sur 19 ans. Merci, Benedicte.

Notez que meme ce calendrier derive. Au bout de quelques dizaines de milliers d'annees sans changement, les fetes peuvent se retrouver a n'importe quel moment du calendrier. Pessah, fete du printemps, peut se retrouver en automne dans 40'000 ans...

Notez encore que le calendrier gregorien, notre calendrier civil actuel, est encore nettement plus precis. Il a ete introduit en 1582, annee au cours de laquelle la population passa subitement du jeudi 4 octobre au vendredi 15 octobre, afin de compenser les erreurs accumulees au fil des siecles par le calendrier julien. Le calendrier gregorien a un systeme complexe de corrections sur un cycle de 400 ans, et ne devie de la nature que d'un jour tous les 7'700 ans environ.

Finalement, notre calendrier luni-solaire, avec son cycle de 19 ans, ne nous est pas specifique. Il aurait ete invente par l'astronome grec Meton, au 5eme siecle avant l'ere chretienne, donc plusieurs siecles avant sa premiere utilisation juive. Ce fut le systeme standard en Babylonie et au sein de bien d'autres cultures mesopotamiennes antiques. Les specialistes l'appelent le cycle metonique, ou Enneadecaeteris (du grec εννεαδεκαετηρις qui veut dire 19 ans).

ighozt
Mardi 23 avril 2013 - 23:00

en reponse a la 68655.

Merci bcp pour votre reponse et vos calculs, mais il me manque un element malgre tout: une quantite de mitsvoth dependent du temps (tfilot, hagim, shabat etc......), ces mitsvoth sont d'ordre Divin, mais d'apres votre reponse, la decoupe du temps est humaine et notre calendrier a ete (ou est) rapiécé, avec Adar II.
Ce qui me perturbe, c'est que l'homme doit lui-meme modifier son propre calendrier. Dans notre religion, tout est ultra precis et rien n'est laisse au hasard, donc comment ce fait-il qu'un element aussi important et primordial pour le judaisme doit etre sujet a une correction humaine?
D'autre part, vous dites que ce calendrier ne nous est pas specifique, et qu'il est sujet a une erreur de 1 jour tous les 219 ans. Si nous en venons a faire shabat un dimanche au lieu du samedi, je pense que bien des choses seront perturbees...
je ne sais pas si vous saisissez le sens de la question, peut etre je m'exprime mal...

merci et kol touv, Ilan

Emmanuel Bloch
Dimanche 5 mai 2013 - 08:30

Chalom,

Si, je comprends parfaitement ce qui vous derange. Pour vous repondre, je pense qu'il faut considerer un certain nombre d'elements.

1. Dans la Torah, le fait que le calendrier soit fixe par les hommes n'est pas une concession faite a un l'arbitraire. Bien au contraire, la consecration du temps par le peuple d'Israel represente, tres profondement, ce qu'on appelle Kedouchat Israel (la saintete du peuple juif).

De tres nombreux enseignements de nos Sages expriment cette idee. Par exemple, le Talmud souligne que la premiere mitsva que Dieu donna au peuple juif fut le commandement de sanctifier le nouveau mois (Kidouch Ha'Hodesh - cf. Chemot 12:1 et Rachi, ainsi que le commentaire de Rachi sur Bereichit 1:1). Par ailleurs, il faut rappeler que la Torah fixe que le calendrier doit etre determine par les hommes, non par Dieu. C'est sur la base des deliberations du Beit Din HaGadol que le nouveau mois est declare, donc que les fetes sont fixees.

Dieu a ainsi donne aux hommes la possibilite, et le devoir, de fixer la saintete des jours du calendrier juif. Ceci s'exprime par exemple par la formule de conclusion de la benediction speciale que nous recitons a chaque yom tov (מקדש ישראל והזמנים). Cette relation entre Israel et le temps est tellement profonde que, meme dans le cas improbable ou le nouveau mois est declare le "mauvais" jour par erreur, la declaration de 'hosh 'hodesh est quand meme valide (Roch HaChana 23b, 24a - אתם - אפילו שוגגים). La saintete des jours de l'annee n'est donc pas dependante d'une quelconque "realite" exterieure, mais juste de la decision des Sages d'Israel.

En commentant le verset de Devarim 4:6, nos Sages ont affirme (Chabbat 75a) que la sagesse du peuple juif, aux yeux des nations, s'exprime notamment par la fixation du calendrier. Etc.

2. Maintenant, s'agissant du calendrier juif, il faut distinger ce qui fait aujourd'hui du systeme en vigueur a l'epoque de la Michna. A l'epoque de la Michna, l'insertion du mois intercalaire ne dependait pas de regles fixes comme aujourd'hui. C'etait le Sanhedrin qui en decidait librement, sur la base de ses observations. Le Talmud nous enseigne que les Sages devaient prendre en compte differents elements (murissement des epis d'orge, age de certains animaux, etat des fruits, etc). Il s'agissait d'assurer que Pessah reste au printemps, et on rajoutait un nouveau mois tous les 2 ou 3 ans. A cette epoque, le rapport entre le peuple juif et le temps s'exprimait de maniere beaucoup plus naturelle.

Ce n'est que pendant la periode des Amoraim que ce systeme de rajout du mois intercalaire a ete codifie de maniere fixe. Alors que la Galout allait mettre un terme a l'autorite centrale du Sanhedrin, avoir un calendrier unifie permit de maintenir le lien entre tous les juifs du monde. Comme indique, les regles de ce calendrier se trouvent etre identiques au calendrier metonique, qui etait connu de longue date au Moyen Orient. Les Sages ont apparemment choisi le calendrier le plus avance de l'epoque.

3. Notre calendrier n'a rien de "rapiece", compte tenu de la difficulte de la tache. Une erreur de 1 jour tous les 219 ans, ce n'est vraiment pas beaucoup, et jusqu'au 16eme siecle personne n'est arrive a faire mieux !

Cette erreur ne se manifeste d'ailleurs pas sous la forme d'un chabbat qui tombe un dimanche, Chabbat reste chabbat. Par contre, l'annee telle que mesuree par les hommes s'ecarte legerement de l'annee "vecue" par la Terre dans son orbite autour du soleil. A l'echelle d'une vie humaine, c'est completement indetectable, mais la difference accumulee sur plusieurs dizaines de milliers d'annees ferait que les fetes se decalent dans le temps. Apres 10'000, 20'000 ans, etc, Pessah finit par tomber en ete, en automne, etc. Comme vous voyez, on a largement le temps de voir venir ... Mais, d'ici la, il faudra effectivement trouver un meilleur systeme pour marquer le passage du temps.