Conversation 73049 - Sheh'ita des poissons ?

FunkyJonat
Mercredi 25 décembre 2013 - 23:00

Kvod haRav,

Tout d'abord j'aimerais vous remercier pour votre réponse à ma question 73049 sur la shehita des poissons. J'avais pourtant recherché sur le moteur de recherche avant de la poser mais n'était tombé "que" sur la réponse 61735 qui, en fait, renforçait ma question - Emmanuel Bloch y parle de l'obligation de ne pas faire souffrir inutilement un animal, ce qui n'est vraisemblablement pas respecté dans les méthodes "modernes" de pêche, y compris pour les poissons que nous, juifs, achetons.

Sur le fond du problème, vous me renvoyez (avec raison) vers le fil de discussion qui suit la question 73094, et qui a apparemment inspiré un autre cheelanaute cette semaine, puisque vous y avez également contribué. Je me permets donc de revenir sur les différents points soulevés, qui, avec tout le respect qui est dû à leurs auteurs, me laissent sur ma faim, si j'ose dire.

1/ L'argument selon lequel la Torah demande de faire la shehita au "gros et menu bétail", sous entendu "uniquement" à eux, et non aux poissons, peut s'entendre, mais il existe une foultitude de cas où les Rabanim ont étendu des paroles deoraïta à des cas similaires (bassar vehalav au poulet par exemple). On pourrait donc imaginer une extension similaire pour ce cas, sans que ça soit particulièrement choquant. Cela pourrait s’entendre si les raisons que j’évoquais (souffrance animale + prise de recul par rapport au fait de donner la mort), qui sont avancées par les exégètes (et non par la torah elle-même, je suis d’accord), se retrouvent aussi dans le cas du poisson.

2/ Le Rav Kohn écrit « Ne faudrait-il pas alors protester contre l’enfermement de ces pauvres bêtes dans des aquariums pour le seul plaisir de nos yeux ? » Si, bien sûr, il faudrait, si les conditions ne sont pas réunies pour les faire vivre respectueusement. Un peu comme il faut protester contre les animaux maltraités dans les cirques, mais je ne vois pas le rapport.

3/ Le Rav écrit ensuite « Etant donné que les poissons meurent le plus souvent dans les instants qui suivent leur sortie de l’eau, leur élément naturel, […] », ce qu’un cheelanaute complète, en attribuant cela à un Maharal, « le poisson qui est un être à vitalité faible car il meurt rapidement en étant extrait de l'eau ». J’avoue ne pas du tout comprendre cet argument, car je vous assure qu’un poisson hors de l’eau ne survit pas particulièrement moins longtemps qu’un poulet, ou une vache qu’on immergerait sous l’eau ! Donc je ne vois pas ce qui amoindri la vitalité du poisson… Lui, comme les être « terrestres », ne supportent pas d’être hors de leur élément (et les poissons me semblent d’ailleurs largement plus résistants à l’air que l’homme l’est sous l’eau à en juger par leur longue agonie sur les bateaux, qui peut durer plusieurs minutes, quand un homme sous l’eau dépasse rarement les 45 secondes en état de stress…)

Bref, cette discussion ne fait, en réalité, que « remonter » la question d’un cran, en interrogeant directement le passouk : pourquoi n’évoque-t-il que « mabekare’ha oumitsoné’ha », et pas tout être vivant que l’on tue.

Pour répondre à cette question, j’ai essayé de mieux comprendre la référence citée par Samuelikan (un homonyme ou vous-même avant d’intégrer l’équipe ?), dans H'oulin 27b, et j’ai été ravi d’y découvrir que la gmara elle-même semble s’interroger sur la pertinence d’une she’hita des poissons, même si elle l’exclue presque de suite ! Avez-vous des commentaires particuliers à conseiller ? Par ailleurs, je n’ai pas trouvé Otzar Reshimot du Rabbi de Loubavitch. Savez-vous quelle serait l’explication qui irait « selon la avodat hashem de l'homme » ?

En vous remerciant à nouveau pour la qualité de vos interventions et de votre implication pour ce site,

Rav Samuel Elikan
Dimanche 5 janvier 2014 - 07:05

Shalom,
Tout d'abord merci pour vos encouragements, ils font chaud au cœur.
Si j'ai bien compris vous posez trois questions:
1. Y a-t-il une notion de "tza'ar ba'alei h'ayim" (interdit de faire souffrir les animaux) pour des poissons ?
2. Pourquoi les poissons n'ont pas besoin de sheh'ita (abattage rituel) ?
3. Quel message spirituel en a retiré le Rabbi de Loubavitch ?

1. Faire souffrir des poissons ?
Il est clair qu'il est interdit de faire souffrir inutilement un quelconque être, car cela nous rend "immoraux", voire "cruels" comme le souligne Maïmonide dans le Guide des Egarés (III, 48 - rapporté par le Ramban sur Devarim 22:6). La question est si cela est interdit par la halah'a et qu'en est-il lorsqu'il y a une utilité à cela (comme la pêche, même si elle est pour le plaisir, puisque finalement les poissons sont mangés).
Le Rav Menashe Klein (1923-2011 - resp. Mishne Halah'ot VI, 216 et XII, 430, etc.) soutient qu'il est formellement interdit de faire souffrir des poissons puisqu'il y a pour eux un interdit de "kilaim" et il rapporte aussi toutes sortes de preuves tirées de paraboles de nos Sages qu'il lit textuellement (le poisson des temps messianiques, etc.).
Toutefois, plusieurs rabbins ont trouvé ses preuves pas assez convaincantes (cf. resp. H'evel Nah'alato (Esptein) X, 37) et ont tranché que s'il y a une quelconque utilité à la pêche, il n'y a pas d'interdit de faire souffrir les poissons (même en leur arrachant les écailles, alors qu'ils sont encore vivants). Cet avis se base sur les propos du rav Itzh'ak fils de Rabbi Yeshayah Issah'ar Be'er Weiss qui fut un des grand rabbins d'Hongrie avant la shoah (resp. Siah' Itzh'ak 387) et du Rav Elazar Lau d'Ungvar qui acquiesce à cela (id.) affirmant qu'il n'y pas d'interdit de "tza'ar ba'alei h'ayim" pour des poissons.
Le Rav Ehud Ahituv (Emounat Iteh'a, n°68, juin 2010) soutient que leurs propos ne peuvent être complètement acceptés et que seule la pêche "industrielle" est permise, car il faut bien manger du poisson ! Mais la pêche pour le plaisir est interdite.
Le Rav Yaakov Epstein (resp. H'evel Nah'alato, ibid.) n'accepte pas du tout son argumentation et soutient que la pêche pour le plaisir n'est pas différente que des expériences médicales effectuées sur des animaux que les décisionnaires ont permises (cf. resp. Tzitz Eliezer XIV, 68; resp. Shvout Yaakov II, 110 et III, 71; resp. Binyan Tzion 108; cf. encore resp. Yeh'ave Da'at III, 66 et resp. Sridei Esh II, 91).
En outre, ajoute-t-il, ce n'est pas interdit par la halah'a, juridiquement parlant, mais il vaut mieux s'en abstenir et il insiste sur cela en concluant avec des paroles de livres d'éthiques sur le sujet (Tomer Devora chap. 3; Sefer H'assidim 666 et resp. Ateret Paz I YD 5).

L'abattage des poissons?
Il est écrit dans la parasha de Beha'aloteh'a, lors d'une discussion entre D'ieu et Moshé (Bamidbar 11:21-22 - trad. du rabbinat):
Moïse repartit: "Six cent mille voyageurs composent le peuple dont je fais partie, et tu veux que je leur donne de la viande à manger pour un mois entier!
Faudra-t-il leur tuer brebis et bœufs, pour qu'ils en aient assez?
Leur amasser tous les poissons de la mer, pour qu'ils en aient assez?"

La guemara (TB H'oulin 27b) que vous citiez déduit de cela que "brebis et bœufs" doivent être "tués", c'est-à-dire abattus rituellement, alors que pour les poissons il suffit de les "amasser".
Rabbi Akiva Eiger (1761-1837) dans sa note sur le Sh. Ar. (YD 13,1) écrit que l'on peut comprendre cela de trois manières différentes ; en effet, dans le désert, avant d'entrer en Israël, selon Rabbi Akiva (TB id. 16b), il n'y avait pas besoin d'effectuer l'abattage rituel (sheh'ita) et seule la neh'ira (un coup donné vers le nez qui tuait l'animal) était d'usage. Première possibilité de compréhension: tout est monté d'un degré, du coup il faut faire la sheh'ita aux animaux et la neh'ira aux poissons, c'est-à-dire un acte qui va les tuer (comme le fait de les sortir de l'eau - selon cela, on n'a pas le droit de manger un poisson encore vivant).
Deuxième possibilité : de nos jours, tout comme dans le désert, il n'y a pas de nécessité d'effectuer un acte pour tuer les poissons, et même s'ils sont déjà morts (dans l'eau), il n'y a pas d'interdit de "neveila" (impropre à la consommation).
Troisième possibilité : de nos jours, il n'y a pas besoin de commettre un acte d'occision (= tuer) envers les poissons et on peut même les manger vivants, il n'y a pas d'interdit d'"evar min hah'ai" (le fait de consommer l'organe d'un animal encore vivant).
Le Rambam (hil. Sheh'ita 1,3) écrit que le fait d'amasser rend les poissons permis, et cela correspond à l'acte d'abattage rituel pour les animaux, par conséquent, conclue-t-il on a le droit de les manger vivants ou même si on les trouve morts dans l'eau. Il semblerait bien que le Rambam ait tranché selon les trois compréhensions possibles.
Dans la Tossefta (recueil d'enseignements rabbiniques du temps de la mishna - Teroumot 9,6) il est clairement explicité que l'on peut manger des poissons vivants ou morts et qu'ils n'ont pas besoin de sheh'ita. Le Pri H'adash (Rav H'izkia Da Silva, 1656-1695 - YD 13,1) explique que cela est dû au fait qu'il y a une corrélation entre l'interdit de manger du sang et l'interdit de manger un animal vivant (TB H'oulin 102) et comme il n'y a pas d'interdit de consommer le sang du poisson, il n'est que logique qu'on puisse le manger vivant.
Le Radbaz (16ème siècle, Espagne et Maroc, ad loc.) explique que le Rambam ne veut pas dire par là qu'il est permis de le manger vivant, mais qu'on a le droit, alors que ce dernier est vivant, de lui ôter un organe et de le manger, car manger un poisson vivant est répugnant et cela est interdit à cause de "bal teshaketzou", l'interdit de faire ou consommer des choses répugnantes.
Les Hagahot Maimoniot (attribué à Rabbi Meir HaKohen de Rothenburg 1260 - 1298) notent cependant qu'il est interdit de manger des poissons vivants (et même un organe retiré reste interdit) car c'est "répugnant".

Le Rav Yossef Karo (Shoulh'an Arouh', Yoreh Dea 13,1) copie les propos du Rambam, et le Rema (Rav Moshe Isserles) ceux du Hagahot Maimoniot.

Rabbi Shmouel de Modena (16ème siècle, Grèce) rapporte dans ses responsas (Maharshdam YD 1), tout comme le fit déjà le Rav Yossef Karo dans son commentaire sur le Rambam (Kessef Mishné, ad loc.) l'avis de Rav Sa'adia Gaon (882-942) préconisant l'interdit de manger des poissons morts dans l'eau ou vivants. Selon lui, le fait d'amasser étant semblable à la sheh'ita, il faut que ce fait "rende propre" à la consommation le poisson, le cas échéant il est interdit de le manger (on pourrait retrouver cette même idée dans le comm. du Ba'al HaTourim sur le verset préc. cit., on pourrait ainsi comprendre le midrash Bereshit Rabba 7,2 affirmant que Yaakov de Navorai avait ordonné de faire la "sheh'ita" aux poissons).
Cependant, cet avis, bien que rappelé par les décisionnaires (cf. Darkei Teshouva sur YD 13) n'a pas été fixé par la halah'a (bien que le Pardes Yossef Hah'adash sur par. Behaaloteh'a affirme que le Maharshdam YD 326,8 et le Mabit dans son Kiryat Sefer, hil. Sheh'ita, chap. 1) tranchent selon cet avis), car ses contemporains déjà (Ba'al Ha'Itour et Rav Nissim Gaon) s'opposèrent à son avis en rapportant comme preuve la Tossefta précédemment citée, et donc on a le droit de manger des poissons déjà morts, c'est ainsi aussi que tranche le Shoulh'an Arouh'.

Quant au Maharal, j'avoue n'avoir pas compris non plus. Il faudrait voir dans le texte.

Le message spirituel du rabbi de Loubavitch
Le Rav M.M. Schneerson (1902-1994) écrit (Otzar Reshimot, p. 151) qu'il existe trois sortes d'animaux dont la "vitalité" varie. Le bétail (behema), la volaille ('of) et les poissons. Le bétail étant constitué de "poussière" doit avoir deux signes de sheh'ita (kaneh et vessete), car il symbolise la matérialité et il faut bien la couper, pour s'en débarrasser, s'élever. La volaille serait créée de la poussière et de l'eau, elle serait donc déjà plus spirituelle et il suffit d'un signe de sheh'ita (ou vessete ou kaneh) pour élever la matérialité: la spiritualité peut facilement prendre le dessus. Le "Kaneh" représente les choses spirituelles qui sont dans la matérialité, alors que le "vessete" représente les choses matérielles. Dans les deux cas, il suffit d'un signe de la majorité de la sheh'ita, il ne faut pas les couper totalement, ainsi en est-il dans les choses matérielles: vivre sans désir ne permet plus la vie, et ainsi en est-il dans les choses spirituelles: il n'est pas bon d'annuler tout l'orgueil par exemple, il faut le huitième d'un huitième, etc. Le poisson, quant à lui, représente le tzadik, le Juste qui est constitué uniquement d'eau et vit dans l'eau symbolisant la Torah, il est profondément ancré dans son étude et toutes ces questions (comment gérer le yetzer hara et gérer la matérialité) ne le touchent même pas, c'est pour cela qu'il n'a pas besoin de sheh'ita. Il est à noter qu'il donne une explication quelque peu différente, mais qui rejoint la même idée dans Iggrot Kodesh I, p. 46 et suiv.
En réalité, cette idée (pour les poissons) est déjà écrite, presque textuellement, dans les Tikounei Zohar (tikoun 27, 59b)...

Cordialement,