Conversation 77700 - Lois du riz de Pessah'

yaeller
Jeudi 2 avril 2015 - 23:00

Bonjour et merci pour votre travail.
Je suis d'origine tunisienne et ait l'habitude de manger du riz pendant Pessah.
Mon mari n'en mange pas mais se demande pourquoi puisque ce n'est pas hamets.
Je ne fais pas de riz chez moi.
Ai je le droit?
Pour moi?
Pour mes enfants?
Et chez mes parents, quelles sont les règles?

Merci de nous éclairer...

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Rav Samuel Elikan
Dimanche 5 avril 2015 - 19:27

Shalom,

1. Origines et raisons de l'usage
Effectivement votre et mari et vous avez raison, ce n'est pas du h'ametz.
Le Talmud (1) s'est posé la question concernant le riz, est-il semblable à du h'ametz et donc interdit, ou non. L'avis de Rabbi Yoh'anan ben Nouri, qui n'a pas été retenu par la halah'a, est qu'il est interdit de consommer du riz à Pessah'. Mais les autres Sages, comme dit ne furent pas de cet avis là au point que Rava avait pour usage de manger chaque année le soir du Séder un plat de riz (2). Les rabbins au fil des générations ont donc logiquement permis de consommer du riz à Pessah' (3).
Toutefois, certains rabbins (4) ont compris les propos du Talmud différemment et selon eux, même si le riz ne fermente pas et n'est pas du h'ametz à proprement parler, il y a un interdit rabbinique à sa consommation, ainsi que pour toutes les "kitnyot" (ainsi comparés à du "h'ametz noukshé").

Bien que l'avis majoritaire, comme dit, soit qu'il n'y a aucun problème à manger du riz et autres "kitnyot", les juifs ont adopté l'usage, surtout dans certaines régions d'Europe (Allemagne, France, etc.), de ne pas consommer de riz ou de kitnyot à Pessah'.

Cet usage est premièrement rapporté par Rabbenou Peretz, un Tossafiste, dans ses notes sur l'ouvrage de son maître Rav Itzh'ak de Corbeille, "Amoudei HaGola", plus connu sous le nom de "Sefer Mitzvot Katan" ("le petit livre des commandements") (5). Il y affirme qu'on n'a pas le droit de manger "des fèves, des pois, du riz et des lentilles" et qu'il s'agit d'un "décret" (6).
Toutefois, cet avis n'est pas partagé et pour beaucoup c'est plus une habitude répandue qu'un décret (7), comme semble l'affirmer le Rema (OH 453,1) et la grande majorité des décisionnaires (8).

Quelle en est la raison ?

Mélange: Selon Rabbenou Peretz, précédemment cité, la cause de l'interdit est le fait qu'on vienne à mélanger les kitnyot et le h'ametz. Le Rav Yossef Karo, auteur du Shoulh'an Arouh', semble comprendre de cela que le problème est le mélange des grains qui s'entremêleraient dans les sacs (9).

De peur qu'on en vienne à se tromper: Cependant, il semblerait que le sens premier des propos de Rabbenou Peretz soit qu'à cause de la ressemblance on vienne à les confondre. Puisque des ces kitnyot, tout comme du riz, nous faisons de la farine et nous les cuisinons de la même manière (10).

Ressemblance: La texture des "kitnyot" de manière générale et du riz de manière particulière nous rappelant le h'ametz, on les évite à Pessah'.

Irrespect : il y avait apparemment, selon certains (11), une habitude de pas manger de kitnyot pendant toutes les fêtes (et pas seulement à Pessah'), car cela était irrespectueux. Pendant les fêtes on se doit de manger de la "vraie nourriture". Toutefois, au Moyen-âge déjà, les rabbins ont écrit qu'il est permis de cuisiner du riz et des kitnyot pendant les fêtes et qu'il n'y a rien d'irrespectueux en cela, surtout que certains n'ont parfois pas les moyens d'acheter autre chose (12).

2. Les différents usages en vigueur
Les Ashkénazes ont donc pour habitude de ne pas manger de kitnyot à Pessah'.
Toutefois cet usage ne s'est pas répandu chez les Séfarades. Du moins au début. Petit à petit certaines communautés ont commencé à ne pas manger de riz (uniquement) à Pessah'.
Le Rav Da Silva (1656-1696), auteur du Pri H'adash qui était grand-rabbin de Jérusalem, et après lui le H'ida (le Rav H'ayim Yossef David Azoulay, 1724-1806), écrivent tous deux, qu'après avoir trouvé dans le riz des grains de blé, il fut institué de ne pas manger de riz à Pessah' à Jérusalem. Ce fut également l'usage en Turquie (13), en Italie (14), dans certaines communautés Irakiennes (15) et dans de nombreuses communautés au Maroc et de manière générale en Afrique du Nord (16). Toutefois, de nombreuses autorités rabbiniques séfarades affirment que tout cela était lié au fait que du blé ait pu se mélanger au riz et si l'on vérifie bien le riz trois fois, il n'y a aucun problème et il n'y a pas besoin de faire "hatarat nedarim" (délier des vœux) pour cela (17).

3. Couples "mixtes", aux usages différents

Le Rav Tzvi Hirsch H'ayot (1805-1855) écrit (18):
"…la majorité des gens qui n'a pas été illuminé par la lumière de la Torah Divine ne sait pas distinguer entre un usage suivant la loi de la Torah et un usage simple et selon eux, quiconque douterait d'un usage juif, même s'il s'agit d'une coutume irrationnelle et infondée (minhag shtout) est comparable à quelqu'un remettant en cause la Présence Divine !
Par conséquent, dès qu'ils voient qu'un usage est mis en question, ils pensent que même les choses de la Torah fixes et acceptés sont aussi liés aux efflux du temps et à ses influences et qu'eux aussi ont été fixés par les Sages, alors eux (=ces gens qui ne savent pas distinguer l'autorité et la source des différents usages - S.E.) peuvent agir comme bon leur semble".

Par conséquent, il faut faire attention de ne pas mépriser les usages (cf. à ce propos la 73238), car pour de nombreuses personnes il s'agit du seul lien à la tradition; le judaïsme n'est pour eux qu'usages et traditions (même parfois culinaires uniquement!).

Toutefois, dans un couple le fait de garder sa tradition peut nuire à l'harmonie familiale et il semble illogique qu'un des conjoints puisse manger quelque chose que l'autre ne peut pas à la même table et qu'à cause de cela ils s'éloignent (19).

Le Rav Moshé Feinstein (20) écrit qu'il s'agit d'un cas similaire à quelqu'un qui quitte sa ville dans laquelle tel usage est en vigueur pour aller dans une autre ville ou une autre coutume est appliquée. Dès qu'on s'installe dans la nouvelle ville, on prend les habitudes de celle-ci (cf. Sh. Ar. YD 214,2). Ainsi, dit-il, dans ce cas, la femme qui vient s'installer chez son mari prend ses habitudes, qu'elles soient plus ou moins strictes que les siennes (21). Une des preuves qu'il ramène à cela est le fait qu'une femme mariée est dispensée d'honorer ses parents; en effet, le commandement d'honorer ses parents nous astreint à aller les habiller et nourrir s'il le faut, et là, la loi juive nous enseigne que la priorité est au couple, à son propre noyau familial, auprès de son conjoint et de ses enfants, ainsi elle en est dispensée. Cela ne veut pas dire mal se comporter envers ses parents (!), mais cela signifie que s'il y a conflit entre consacré du temps à ses parents ou à sa propre famille, la priorité est à sa "nouvelle" maison, sa propre famille (22). Ce qui est très similaire au fait d'avoir quitté une ville pour aller vers une autre. Le mieux c'est donc de faire comme votre mari, pour vous comme pour vos enfants.

Si toutefois, le mari venait à décéder et qu'aucun enfant n'est né de cette union – la femme peut très bien revenir aux usages de sa maison parentale.

4. Invités chez quelqu'un (belle-famille par exemple)
On peut être invité chez quelqu'un qui mange du riz et autres kitnyot, mais si on n'a pas l'habitude d'en manger, on fera attention de ne pas en consommer (23).
Le Rav Ovadia Yossef écrit par ailleurs, dans son livre "H'azon Ovadia" sur Pessah', qu'en Israël, si une femme sépharade mariée à un ashkénaze va chez ses parents, elle peut consommer du riz et autres kitnyot sans aucun problème, car en Israël l'avis du Rav Yossef Karo qui y résidait à été suivi et fait force de loi (à l'opposé du Rema qui vivait à Cracovie, en Pologne et n'a donc pas autorité concernant les us et coutumes en Israël).

Pessah' Sameah' veKasher!
Cordialement,

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Notes:

(1) TB Pessah'im 35a.

(2) Id. 114b.

(3) Cela se voit déjà du Rif qui omet volontairement de rapporter les propos de Rabbi Yoh'anan ben Nouri; Ba'al HaMaor 26b dans le Rif sur Pessah'im; Rosh, Pessah'im chap. 2, §12; Ritva sur Pessah'im 35; etc. etc.

(4) On peut le comprendre ainsi des propos des Tossafot sur Pessah'im 40b s.v. Rava au nom du Arouh'; Maharam H'alawa, id., 35a et 114b au nom des "rabbins français" (qui toutefois semblent comprendre que le riz est permis…), cet avis est également rapporté dans le Ritva (35b, s.v. Yatzou elou). Le H'ok Yaakov (OH 453,14) ainsi que le Migdal Oz (sur Rambam hil. H'ametz OuMatza, au début du chap. 5) comprennent ainsi la remarque du Ra'avad (ad loc.).
Toutefois cet avis n'est pas partagé par tous (cf. resp. H'atam Sofer OH 121; Kaf HaH'ayim 453,7).

(5) Comm. 222, note 12.

(6) C'est également l'avis du Maharil dans ses hil. Pessah', p. 36, du H'atam Sofer (resp. OH 122), etc. ; cf. encore à ce sujet Sidour Pessah' Kehilh'ato, 16, note 47 et dans les ajouts à la fin du livre.

(7) La retombée pratique de cette question touche la possibilité de se "délier" de cet usage par une "hatarat nedarim" (cf. Kaf HaH'ayim 453,15 selon Mahari Levi, 38; resp. H'atam Sofer OH 122; Pri H'adash OH 496; resp. Lev H'ayim II, 94; resp. Rav Pealim III OH 30; H'azon Ovadia, Pessah', t.I, p. 85, note 5 et cf. encore resp. Yabia Omer t. IX, OH 91).

(8) cf. p. ex. Tour OH 453, Gra et Pri H'adash sur le Rema, ad loc.; H'ok Yaakov, id. lettre 9; Mordeh'i, Pessah'im §188 et H'ayei Adam 127,1 et Nishmat Adam, hil. Pessah', §19; etc.

(9) Beit Yossef OH 453. Tout comme l'écrivaient déjà le Mih'tam et le Ritva (Pessah'im 35a), le Mordeh'i (Pessah'im, §588); le Teroumat HaDeshen, §113 ; le Maharil, hil. Pessah', ibid. et le Hagahot Maimonyot (hil. H'ametz ouMatza, chap. 5).

(10) C'est également l'avis du Pri H'adash et du Gaon de Vilna, préc. cités qui apportent pour preuve Pessah'im 40b qui parle d'un cas similaire.

(11) Rabbenou Manoah', sur le Rambam, hil. Hametz ouMatza, chap. 5, hal. 1.

(12) C'est notamment l'avis de Rabbi Salomon de Falaise, Tossafiste, rapporté dans le Or Zaroua II, 156 au nom du Sheiltot (cela ne figure toutefois pas dans notre version des Sheiltot) – qui écrit qu'on a le droit de cuisiner des kitnyot tant à Pessah' que durant toutes les autres fêtes. Ceci figure également dans les écrits de Rashi (Sefer HaPardes §138) et dans ses responsa (fin des lois de Pessah'). Il semble clair, puisqu'ils ont besoin d'écrire que c'est permis, qu'il y avait une coutume, un usage de ne pas manger de kitnyot pendant les fêtes.

(13) cf. resp. Lev H'ayim (Fallachi) t. II, § 94.
(14) cf. resp. Zera Emet, t.III, 493, §48.
(15) cf. Ben Ish H'ai, Tzav, 1ère année, lettre 41 et resp. Rav Pealim III,30.
(16) cf. LeYitzh'ak Reah' (ibn Danan), s.v. Orez; Mishpat OuTzedaka BeYaakov I, 9 et id. 122; Otzar HaMih'tavim II, 768; Nahagou HaAm (Pessah'). Il s'avère qu'à Fez, et dans d'autres communautés, on ne mangeait pas de Kitnyot du tout – cf. aussi Nohag BeH'oh'ma, p. 160. Dans le resp. Mayim H'ayim II,42 il est écrit que l'usage est de ne pas consommer de "h'oumous" (pois-chiche) et que c'est également l'usage algérien. La raison invoquée à cet usage est que le mot "pois-chiche" en arabe est le même que "h'ametz", d'autres parlent du fait que ça gonfle… Dans le livre "Noheg Bam" (Dadoun), p. 81 il ramène au nom du Rav Matzliah' Mazouz que l'usage s'était répandu aussi à Jerba et à Tunis, comme en a témoigné le Rav Méir Mazouz.

(17) cf. H'azon Ovadia, Pessah' t.I, p. 82-87.

(18) Darkei Hora'a, chap. 6 (imprimé dans "Kol Sifrei Maharatz H'ayot", t. I, Jérusalem, 1958, p. 238).

(19) resp. Tashbetz III, 179. Cf. encore resp. Siah' Nah'oum § 88.

(20) resp. Iggrot Moshé OH I,158.

(21) Concernant cette question de "prendre les usages de son mari", cf. le chapitre consacré à ce sujet dans le livre "Mishnat HaKetouva" du Rav Moshé Klein, Av Beit Din de la h'assidout d'Ungvar, paru en 2012 aux éditions "Mah'on Mishneh Torah".

(22) cf. Sh. Ar. YD 240,17 et comm.

(23) cf. resp. Yeh'ave Da'at V,32.