Conversation 83587 - Exercer le métier de parieur professionnel

leshmou
Jeudi 8 mars 2018 - 14:50

Bonjour, ma question est assez courante et je sais que vous y avez déjà consacré de nombreuses réponses. Cependant, j’aimerais la reformuler et y reprendre point par point les réponses données.

Ma question est la suivante : est-il permis de parier sur des événements sportifs tel que le football?

On a interrogé le Rav Elie Kahn zal au sujet de la bourse, qui elle est somme toute permise. J’aimerais comprendre pourquoi la bourse serait permise tandis que les paris sportifs rendraient passoul laédout? Je cite donc le Rav Kahn zal qui explique la différence entre « jouer » à la bourse et « jouer » au poker : 

« La différence est la suivante. C'est le terme jouer qui trompe. On ne joue pas en bourse, on y investit. Quand quelqu'un fait de bons investissements, ses gains ne se font au détriment de personne. On ne pourra pas dire qu'il a gagné son argent au dépend d'une autre personne, de même que personne n'accusera un riche homme d'affaire de s'être enrichi sur le dos d'autrui (pour autant qu'il a fait fortune honnêtement). Pour nous la propriété n'est pas le vol.

Quand vous jouez au poker et que vous gagnez l'argent de votre adversaire, on considère que c'est assimilable à du vol, votre malheureux adversaire n'ayant accepté de jouer que pensant qu'il avait de grandes chances de gagner. »

Sur ce point, je ne suis pas tout à fait d’accord concernant la bourse. Un gain en bourse entraine automatiquement une perte chez un autre puisque le gain n’est possible que si l’action grimpe au dessus du prix que l’investisseur a engagé dans le cas d’une vente et à l’inverse dans le cas d’un achat (vente à découvert). Autrement dit, le gain n’est possible qu’à condition qu’un autre y ait perdu de l’argent (c’est précisément cela qui fait qu’une action baisse ou monte). Je pense donc que les gains de la bourse se font au dépens d’autres personnes. C’est d’ailleurs le même principe au Poker et je comprends tout à fait que cela soit interdit : on espère que notre adversaire perd pour récolter sa mise.

Cependant, je pense en toute humilité que les paris sportifs soient différents en ce sens que les gains ne dépendent pas des mises d’autrui mais sont distribués par une grande caisse commune (la Française des Jeux en France par exemple). A ce titre, si pour un événement sportif, chaque joueur parie sur la même équipe gagnante, la FDJ devra payer tous les joueurs gagnants même si aucun joueur n’a rempli la « caisse » du pari inverse. Ainsi donc, l’argent gagné ne se fait pas au dépens des autres joueurs mais est bien régi par la caisse commune.

La michna enseigne que les jeux d’argent rendent passoul laédout. Ce à quoi la Guemara donne deux explications : 

  1. prendre possession de l’argent gagné au jeu n’est pas licite, car le perdant n’est disposé à s’en défaire que de mauvais gré, contraint par les règles du jeu et son accord préalable à y prendre part. Mais cet accord reste douteux, il est l’équivalent d’une Asmakhta, un engagement non formel. Il confère ainsi à cette « transaction » le caractère d’une exaction, qui peut être assimilée à du vol. C’est donc la raison pour laquelle le joueur est rendu passoul laédoute. 

     2. Selon la seconde, le joueur est rendu passoul laédoute du fait qu’il n’ait pas investi dans une occupation « bénéfique aux affaires de la société ».

D’après la seconde explication, il serait interdit de s’affairer aux jeux d’argent comme d’un travail car cela n’est en rien bénéfique à la société. J’aimerais revenir sur cela et encore une fois mettre en parallèle l’exemple de la bourse. Un boursicoteur de métier n’apporte rien à la société : il ne fait que suivre des marchés financiers à l’aide de son ordinateur pour acheter et vendre des actions pour son profit personnel. De plus, comme je l’ai expliqué plus haut, ses transactions dépendent de la perte d’argent des autres. Je réitère donc ma question : en quoi un boursicoteur ne rentrerait-il pas dans le cas de la michna à savoir d’être passoul laédout?

Je reviens à présent au parieur sportif qui en a fait son métier. J’ai expliqué plus haut qu’il ne prenait pas les pertes d’autrui mais était payé par une caisse commune régie par l’état, ce qui le dédouane déjà de la première explication de la Guemara. Quant à la seconde explication, elle ne concerne seulement ceux qui en vivent. D’ailleurs, le Tour dans Hochen michpat en explique la raison : c’est parce que « le joueur ne sait pas apprécier l’effort que les hommes investissent pour gagner leur argent qu’il devient passoul laédout et il le restera tant qu’il ne travaillera pas activement, même lorsque sa parnassa est assurée par une rente, ou quelque autre prestation. Néanmoins et à l’opposé, s’il pratique une activité professionnelle, il restera apte à témoigner, même si les entrées qu’elles lui procurent restaient insuffisantes pour subvenir à ses besoins. »

Ayant exercé ce métier (oui il s’agit bien d’un métier) de parieur sportif (et aussi de boursicoteur indépendant), il serait bien naïf de croire une seconde que le parieur ne sache pas apprécier l’effort qu’il faut pour gagner sa vie. C’est un métier qui demande énormément d’analyses statistiques et de connaissances sportives. De plus, le fait de devoir y engager des sommes d’argents rend ce métier bien plus conscient des efforts et des risques à fournir pour gagner de l’argent que n’importe quel autre travail. Cela demande un travail assidu et continu de facilement 8h par jour comme tout autre travail. La raison évoquée semble concerner les joueurs occasionnels qui misent de petites sommes à l’aveugle dans l’espoir d’empocher le jackpot, ce qui est loin d’être le cas pour le parieur professionnel qui doit faire du money management en permanence (même méthode que pour la bourse).

Quant à savoir si cela est bénéfique à la société, il me semble que plusieurs métiers aujourd’hui ne rentrent pas dans cette catégorie. De plus, si l’argent des gains est réutilisé par le parieur à bon escient, que ce soit pour nourrir sa famille, donner son maasser et acheter des livres de Torah, tout cela peut être perçu comme « bénéfique » à la société. Cela s’apparente en quelque sorte à un retraité qui perçoit tous les mois son salaire sans être bénéfique directement à la société mais qui l’est indirectement en utilisant cet argent à bon escient pour faire vivre les commerçants etc.. 

Merci de m’avoir lu et désolé pour la longueur, dans l’attente de votre réponse. Merci beaucoup!

Rav Samuel Elikan
Mercredi 27 juin 2018 - 09:41

Shalom,

Je ne vais pas entrer dans tous les détails de votre question, mais ce que le Rav Kahn z"l voulait dire est assez simple et suit la logique de la Guemara (que vous citez) ainsi que celle du Rambam (cité plus bas) et du Shoulh'an Arouh' (HM 370) - l'argent s'il est investi dans une société qui va, par exemple, construire des maisons, constitue bien à la contribution de la construction du monde (yishouvo shel olam), par contre parier - même sur la valeur boursière ! - ne contribue pas à cela.

C'est la logique simple et première, après, évidemment, il y a des sociétés qui ne sont pas forcément "bénéfiques à la construction du monde" de prime abord, mais ont toutefois une influence sur le marché qui, lui, va influencer sur ces mêmes sociétés qui construisent etc.

Là aussi parier n'a pas la même influence, a priori.

 

Ceci mis à part, il n'est pas évident qu'il soit formellement interdit d'être un "parieur", si on a un autre travail, en tout cas pas selon le Rav Moshé Isserles (Rema, H'oshen Mishpat 370, 1-2 cf. aussi id. 207,13) qui suit en cela l'avis de Rabbi Yaakov baal HaTourim (que vous avez justement cité), selon lequel le pari n'est pas interdit, si on a un travail.

(Cet avis est proche de ce qu'écrit Rabbenou Tam - le fameux tossafiste de Ramrupt, ami du Comte Henri II de Champagne - avec lequel il aurait même probablement été à la chasse - cf. Tossafot Baba Metzia 66a s.v. oumanioumei ; id. Sanhédrin 25a s.v. kol).

Ainsi, le Rav Yehouda Arieh de Modène, bien qu'ayant écrit un livre à l'âge de 13 ans - Sour MeRa (Venise, 1596) expliquant l'interdit de parier, n'a aucun problème à raconter dans son autobiographie (H'ayei Yehouda, éd. Kahana, Kiev 1911) qu'il a perdu toute sa fortune en jouant...

Ce qui lui a valu de nombreuses "réprimandes" conférées par le Rav Eliezer Waldenberg (resp. Tzitz Eliezer t. XIII, §12).

En effet, selon le Shoulh'an Arouh' (id.) cela est formellement interdit, puisqu'il s'agit d'un interdit de vol (dont le statut est rabbinique), puisque les parieurs veulent surtout jouer (parfois de manière impulsive) et n'ont aucune intention de vraiment laisser leur argent, ils ne jouent que dans l'illusion de gagner - ainsi ce gain n'est pas juste parce qu'on prendrait de l'argent à des personnes qui ne veulent pas vraiment le donner et en cela c'est considéré comme du vol (explication du Shoulh'an Arouh' selon resp. Yabia Omer t. VII, HM, §6 - cf. encore là bas de nombreuses sources sur la question).

En outre, même selon le Shoulh'an Arouh', il semblerait qu'après avoir joué, l'argent nous appartienne, malgré le fait qu'on ait transgressé un interdit rabbinique, toutefois, il est bon de le rendre ou de l'utiliser à des fins "constructives", telles la tzedaka ou des besoins d'utilité publique (cf. Pith'ei H'oshen, Gueneiva, chap. 4, note 8-9 ; resp. Radbaz I, §359 ; Ereh' Leh'em HM 370,7 ; resp. Emek Yehoshoua, §12).

 

J'aimerais toutefois terminer sur les propos de nos maîtres à ce sujet :

"Le joueur de dés... il n'est pas bon pour l'homme d'occuper ses jours (ainsi), mais (il doit) plutôt (s'occuper à) l'étude de la sagesse et à la construction du monde"

(RaMbaM (Maïmonide), hil. Guezeila ve'aveida chap. 6, hal. 11)

 

"Question : quiconque a juré de ne plus jouer aux dés, jusqu'à un certain temps et après cela veut annuler son vœu... 

Réponse : il s'avère qu'on ne répond pas à sa demande. Car le jeu au dés est un interdit, et l'on ne délie pas un vœu pour un interdit".

(Rabbi Shlomo ben Aderet (1235-1310), resp. du Rashba attribuées au Ramban, §252)

 

"(Le pari pour de l'argent) ...est une chose répugnante et détestable, c'est abhorrant. Car nombreuses sont les victimes qu'il a fait tomber, et énormes sont ses meurtres"

(Rabbi Itzh'ak bar Shishat (1326-1408), resp. Ribash §432)

 

"S'il est habitué à cela ( = à parier), le tribunal rabbinique devrait lui donner une amende et le punir corporellement, lui confisquer son argent, selon les nécessités du moment pour rendre justice, de manière intègre... et ils ne continueront plus autant après cette pitrerie qui pousse les conseillers dans le vide et nous détruit dans de grandes eaux (tel un déluge)"

(Rabbi David ben Zimra (1479-1573), maître du Ari zal, resp. Radbaz t. I, §517).

 

Je crois que de leur propos, on peut voir très clairement que le pari de manière générale est très mal vu par nos Sages et est contraire à l'esprit de la Torah visant à construire le monde et à le transformer en un meilleur endroit pour y vivre, et ce nonobstant le fait que parieur peut être un "vrai travail", malgré tout ne travailler que dans cela reste problématique, selon tout le monde.

Cordialement,