Conversation 83768 - Le Problème Lévinas

Moychele
Vendredi 29 juin 2018 - 02:50

Bonjour,

Levinas est un philosophe juif contemporain. Il a écrit entre autres textes ses "Lectures Talmudiques" et toute sa philosophie et son enseignement puise ses sources chez nous. Son cas est assez curieux sachant que:

1/il montre toute la déférence du monde à l'égard de nos maîtres;

2/il reconnait la kédoucha de nos textes;

3/il ne dévoile pas de nouveau message crée de toutes pièces;

4/il a reçu des enseignement de rabbanim;

5/il dit clairement que ce qu'il dit n'engage que lui et que c'est son interprétation;

6/sachant aussi que sa méthode est profondément originale et que n'ayant pas de portée halahique du tout elle ne pose pas de problème du point de vue "méthode";

7/ qu'il est délicat de savoir s'il est en adéquation avec ce que disent nos sages tout simplement parce que ce ne sont pas des sujets qu'ils n'ont pas beaucoup explicités ( la compréhension du monde sous un angle conceptuel est peut-être une chose caché??)

Sachant enfin -et tout le problème est là- que le personnage lui même n'était pas pratiquant, en tout cas il ne gardait pas toutes les mitzvots) mais que d'un autre côté sa pensée est terriblement intéressante, évidente, naturelle et que ce qu'il dit sont des paroles de thora, comment doit-on considérer ces textes, validez vous le message, mais aussi, sont-ils permis de lecture ou non, et pourquoi? 

Je termine en vous remerciant pour tout le travail juste incroyable et essentiel que vous faites via ce site.

Merci!

Rav Samuel Elikan
Lundi 2 juillet 2018 - 10:38

Shalom,

 

1. Concernant les livres "interdits de lecture" - je vous laisse regarder la 73809. Clairement les écrits de Lévinas n'en font pas partie.

 

2. Concernant la personne même d'Emmanuel Lévinas, comme vous pourrez le constater en utilisant le moteur de recherche, il est cité à maintes reprises sur le site, par différents répondeurs. C'est donc que les rabbanim du site, du moins ceux qui le citent, dont je fais partie, n'ont aucun problème avec cela. 

 

3. Concernant la question du fait s'il était religieux ou pas, respectait les commandements ou pas ; franchement je n'en sais rien et ça ne m'intéresse pas trop, en effet, une fois décédé, je pense que ça ne regarde que l'homme lui même et son Créateur. Ainsi, un de mes maîtres le Rav Itzh'ak Shilat, m'a enseigné que ce que le Talmud (1) nous dit à propos du verset de Malah'ie (2,7) : "C'est que les lèvres du pontife doivent conserver la science; c'est de sa bouche qu'on réclame la doctrine, car il est un mandataire de l'Eternel - si le Rav ressemble à un ange, on peut réclamer la doctrine de sa bouche, sinon - non" concerne le fait de réclamer la doctrine de sa bouche, d'étudier face à face, mais il n'y a aucun problème, selon lui, à étudier dans les livres d'un enseignant qui "ne ressemblerait pas à un ange"... Loin de moi de sous-tendre par là que Lévinas, que je n'ai jamais connu, ne ressemblait pas à un ange ! Au contraire, mais c'était juste pour signaler, selon ce que j'ai reçu de mes maîtres, que cette question de sa religiosité n'était pas pertinente.

 

4. Concernant des interprétations "nouvelles" dans le sens premier des Écrits, le Rav Yossef Shlomo Delmedigo (1591-1655), que le rav H'ida nommait le "Rabbin parfait" (2) écrivait à propos d'interprétations bien plus "osées" que celles de Lévinas (qui restent très très traditionalistes, comme vous le notez) que leur seul "inconvénient" était dans leurs "effets secondaires" (3) :

"… et si les textes supportent certaines interprétations bizarres, la loi est-elle avec les kabbalistes qu'il faut les appeler ( = ceux qui interprètent de la sorte) hérétiques (kofrim) ? Pour ma part, je ne les traiterai, h'as veshalom, ni d'hérétiques, ni d'apostats, car ils croient aux principes (de foi) de la Torah et ont, en tout cas, de bonnes intentions. Toutefois, je leur dis qu'il vaut mieux… ne pas faire sortir de tels mots de leur bouche… car toutes leurs remarques (dikdoukim), ma foi, n'engendrent que… désespoir et déprime… à tel point que le lecteur dira que son existence est absurde, qu'il ait mieux valu qu'il ne fut point créé".

 

5. Il est encore à noter qu'Emmanuel Lévinas, quant à lui, a commis une grande sanctification du Nom Divin - il a réussi à traduire des principes de la Torah, de l'identité juive et de son éthique dans un langage philosophique, phénoménologique - ce qu'il appelle la traduction de l’hébreu au grec au encore traduction du Dire au Dit - donnant par là même un accès extraordinaire à de nombreuses personnes qui de prime abord avaient perdu tout contact avec le judaïsme.
Il s'agit de la traduction « de la pensée révélée du monothéisme confiée historiquement au génie de l’hébreu » (4) ou, selon une autre formule, la traduction « du monothéisme éthique » dont le rôle fondamental a été défini par la Bible hébraïque dans un langage "grec", philosophique, accessible au lecteur européen moderne. En effet, pour Lévinas l’hébreu, la lecture juive et sa sagesse transcende le donné et « par de-là la vison de l’être, entend la Parole de Dieu ». En l'hébreu comme langue, comme identité, s'inscrit voire se fraye une trace, qui n'attend qu'à être entendue, déchiffrée, lue, à interprétée. C'est la trace d'une Parole que la Révélation lui confie. De l'autre côté, il y a le grec, le « lecteur grec », c'est-à-dire l'européen moderne, « l'expression grecque » c'est-à-dire la philosophie dont la singularité se marque par le fait d'être un « langage d’une intelligence et d’une intelligibilité ouvertes à l’esprit non-prévenu ». Ce langage et cette sagesse renvoie « à l'ordre, à la clarté, à la méthode, au souci de la progression allante du simple au complexe, à l'intelligibilité, et surtout à la non-prévention du langage européen ». L'enjeu, repose, comme il le dit si bien dans la traduction de la langue hébraïque au langage "grec" (5). Ainsi, nombreux sont ceux qui sont revenus au judaïsme grâce à Lévinas, je connais d'ailleurs plusieurs personnes que ses textes ont fait vibrer et les ont poussé vers un chemin de retour aux sources, à leurs origines, à leur identité. Par ce travail de traduction, il a également ramené le judaïsme, avec ses principes inhérents, son éthique, au premier plan du débat publique, ce qui n'est pas une moindre chose !

 

 

Bref, tout ça pour dire : non, il n'y a aucun problème halah'ique à lire les écrits d'Emmanuel Lévinas.

 

Cordialement,

 

Notes:

(1) TB Mo'ed Katan 17a

(2) "HaRav HaMoushlam YaShaR MiKandia" dans Shem HaGuedolim, Ma'areh'et Guedolim, lettre Aleph, s.v. Rabbenou Elazar Baal Sefer Rokeah' ; cf. id. s.v. Sefer Elim. Il est également cité à maintes reprises dans les responsa du Rav H'aim Bah'rah', H'avot Yaïr (cf. p. ex. §192, §197, §210, etc.), avec grand respect et admiration. Le Shah' rapporte également ses propos dans son commentaire sur Yoreh Déa, 89, s.k. 16 et il est rapporté moultes fois par le H'atam Sofer (cf. p. ex. H'idoushei H'atam Sofer sur TB Shabat 88; Droush du 7 Adar 5580; etc.) ainsi que par le Tossfot Yom Tov (cf. p. ex. Berah'ot 1,1 s.v. Amoud HaShah'ar).

(3) Matzref LaH'oh'ma, chap. 27, p. 81 dans l'éd. 2007 (il existe 6 éd. – Basilea, 5389 ; Odessa, 5625 ; Varsovie, 5650 ; Varsovie, 5652 ; Lemberg, 5689 et une dernière édition publiée par Y. Baker à Jérusalem en 2007 c'est celle-là que nous utilisons ici).

(4) « La traduction de l’Ecriture », in A l’heure des Nations, Minuit, Paris, 1988, p. 47.

(5) cf. encore à ce propos : Ombrosi, Orietta. « La traduction, ou la tentation de la tentation », Revue internationale de philosophie, vol. 235, no. 1, 2006, pp. 91-114.