Conversation 90883 - Eclipse de lune...

cyrano73
Lundi 8 septembre 2025 - 10:38

Bonjour, hier soir il y avait une éclipse lunaire et tout le monde ne parlait que de ça...

Que dit le judaïsme à ce propos ? 

Quand on voit un tel phénomène, on doit dire une bénédiction ou pas ? On a entendu des propos plutôt contradictoires sur le sujet...

Rav Samuel Elikan
Lundi 8 septembre 2025 - 19:33

1. Concernant la "signification" donnée dans les sources à ce phénomène naturel, on parle plus d'un symbolisme face à un ressenti.
Ainsi, dans le judaïsme, on trouve différentes références au phénomène : d’un côté, le prophète Jérémie affirme que les enfants d’Israël n’ont pas à craindre les signes célestes, c’est-à-dire les éclipses (Jérémie, chap. 10, verset 2) :

« Ainsi parle l’Éternel : N’imitez pas la voie des nations, et ne vous effrayez pas des signes du ciel, car les nations s’en effraient ».

Mais d’un autre côté, le Talmud (TB Soukka 29a) rapporte la croyance selon laquelle une éclipse de lune est un mauvais signe pour Israël, « car Israël compte selon la lune », c’est-à-dire que le mois du calendrier hébraïque est fondé sur le cycle lunaire (cf. encore Tanna DeBei Eliahou Zouta, chap. 16 ; Shemot Rabba 15,27 ; Bamidbar Rabba 10,1 ; Shir HaShirim Rabba, 5 ; Psikta Rabbati §15 ; Psikta deRav Kahana 5,1 ; etc.). Une autre raison est que la lune est considérée comme symbole "protecteur de Jacob", c’est-à-dire d’Israël (cf. Yalkout Shimoni, Shemot 12, §247).

Les paroles du prophète Jérémie, selon lesquelles Israël n’a pas de raison de craindre les éclipses, sont expliquées par le Talmud comme valables «lorsque les enfants d’Israël accomplissent la volonté de Dieu», c’est-à-dire lorsqu’ils observent la Torah et ses commandements (cf. encore Zohar, Re'ayah Meheimna sur la fin de par. Ki Tetzé et les différents comm. sur ce passage ainsi que Maharsham de Brezhen OH 580).

Rabbi Shelomo Ibn Gabirol, dans son poème liturgique Keter Malkhout (La Couronne Royale), enseigne que l’éclipse de lune nous rappelle que toute chose est entre les mains de Dieu :

« Et, la nuit du quatorzième jour, si tous deux [le soleil et la lune] se tiennent sur la ligne du Dragon, / et qu’il s’interpose entre eux, alors la lune n’éclairera plus de sa lumière, / et sa flamme s’éteindra : afin que toutes les nations de la terre sachent que les créatures d’en haut, même si elles sont précieuses, / sont jugées par Lui qui abaisse et élève. »

Le Maharal de Prague, dans son ouvrage Be'er ha-Gola, aborde les propos de la Guemara dans Soukka citée plus haut et soulève la question suivante : comment peut-on relier la survenue d’une éclipse au comportement humain, alors qu’il est bien connu que ce phénomène se produit et se produira toujours selon les lois naturelles ?

« Les causes que l’on attribue à l’éclipse, selon leur opinion, sont contredites par l’expérience sensible : car il est bien connu que les éclipses dépendent de la course des luminaires, de leur conjonction ou opposition, de leur rapprochement ou éloignement, en longueur et en largeur. Comment donc peut-on dire que les éclipses dépendent de telles choses, alors même que l’homme sait calculer le moment de l’éclipse selon des lois astronomiques, et qu’on les rattacherait pourtant aux fautes humaines ? »

(Les puits de l'exil, sixième source, p. 126 dans l'éd. classique en hébreu).

Dans sa réponse, le Maharal rappelle un de ses principes essentiels : « la cause de la cause » qui correspond à "la cause en soi", et il en explore les implications :

« Mais cela est une erreur : les Sages n’ont jamais nié la cause immédiate – il est certain que les éclipses dépendent de la course des astres. Mais ils ont indiqué la cause de cette cause. Car, s’il n’y avait pas de faute dans le monde, ce phénomène n’existerait pas. Car il ne fait aucun doute qu’une éclipse est un grand manque, une déficience dans le monde, et si la faute n’existait pas, l’ordre de la Création n’aurait pas comporté une telle déficience, comme tout le monde en convient. (…) Ainsi, Dieu a ordonné la conduite du monde selon son niveau et sa condition. Et puisque le monde est marqué par les fautes, dès le commencement Dieu n’a pas donné à la lune une lumière qui ne puisse jamais être éclipsée. Mais sans faute, un tel ordre n’aurait pas existé. En définitive, c’est bien à cause des fautes que surviennent les éclipses. Et tu pourrais dire : alors l’homme est contraint de pécher ? Ce n’est pas une objection, car il est certain que jamais le monde entier n’a été exempt de faute, jusqu’au jour où s’accomplira le verset : « L’Éternel circoncira ton cœur et le cœur de ta descendance » (Deut. 30). Alors il n’y aura plus du tout d’éclipse, car il est dit : « La lune sera couverte de honte et le soleil confus… et l’Éternel sera pour toi une lumière éternelle » (Isaïe 24). Mais dans ce monde-ci, le monde n’est jamais exempt de faute ».

Le rabbin italien, Rabbi Samuel David Luzzatto soutint, à l’opposé de l’opinion des Sages, que le terme «signes» (otot) était le nom courant des éclipses, car la croyance populaire leur attribuait une influence sur la réalité.

Il semble faire référence au témoignage de Tacite (Annales I, 28) qui écrit: 

Dans une nuit de terreur et de crimes, le hasard apporta soudain un répit. Dans le ciel clair, la lune s’obscurcit brusquement. Les soldats, à qui la cause de ce phénomène était inconnue, y virent un signe des circonstances présentes. Ils comparèrent l’éclipse à leurs propres efforts et imaginèrent que leur entreprise réussirait, si la clarté de l’astre leur était rendue. C’est pourquoi ils firent retentir un grand vacarme avec des instruments de cuivre, un mélange de sons de trompettes et de cors. Et plus le visage de la lune s’éclaircissait ou s’assombrissait, plus ils se réjouissaient ou s’attristaient. Mais lorsque des nuages s’amassèrent et la voilèrent à leurs yeux, ils crurent qu’elle s’était cachée dans les ténèbres ; et, superstitieux comme des hommes égarés par le délire, ils se lamentèrent en pensant que c’était pour eux un signe : qu’ils étaient voués à un malheur éternel et que les dieux leur cachaient leur visage à cause de leurs fautes… [Drusus], pour sa part, pensa qu’il devait tirer profit de cet état d’esprit, et que le hasard, qui avait placé cela entre ses mains, devait être transformé en un enseignement de sagesse.

Et la Torah, qui « parle le langage des hommes », les a mentionnés ainsi. Mais en les présentant dans le même verset que les jours et les années, la Torah a voulu signifier que les éclipses rares ne sont pas différentes des autres phénomènes naturels, tous fixés d’avance par le Ciel – et non pas, comme le pensent les nations, des présages annonciateurs de malheurs, une croyance qui détourne l’homme de sa confiance en Dieu [ses propos sont rapportés par le Rav David Tsvi Hoffmann, dans son commentaire sur le premier chapitre de la Genèse].

Notons encore l'explication de Rabbi Tsadok haKohen de Lublin, dans son ouvrage Komets haMinh'a (édité en fac-similé sans indication de date), partie I, §18 (p. 4) :

« L’éclipse du soleil survient lorsque la lune se tient entre lui et la terre. Et l’éclipse de la lune survient lorsque la terre se tient entre elle et le soleil. C’est pourquoi, lorsque la lune est éclipsée, c’est un mauvais signe pour Israël : car le mal qui atteint la terre provient d’elle-même, et ainsi Israël mangera le fruit de ses propres actes. Mais lorsque le soleil est éclipsé, c’est un mauvais signe pour les nations du monde : car la rétribution de leurs actes leur est réservée pour le monde à venir, tandis que le mal qui les atteint dans ce monde dépend des configurations cosmiques, et n’est pas causé directement par eux mais par autre chose.

On peut aussi dire que, lors d’une éclipse de lune, c’est la lune elle-même qui est privée de lumière : voilà pourquoi c’est un mauvais signe pour Israël, comme il est dit : « Avec lui, Je suis dans la détresse » (Psaume 91,15). Mais lors d’une éclipse de soleil, c’est seulement les spectateurs qui sont privés de lumière, et non pas le soleil lui-même. C’est donc un mauvais signe pour les nations du monde : car l’abondance demeure en son lieu dans sa plénitude, mais eux en sont privés. »

Rabbi Tsadok donne ainsi deux explications, dont le point commun est que la différence entre les éclipses tient à la manière dont le « dommage » de l’éclipse atteint les habitants de la terre. La forme de ce dommage indique une source différente : l’une touche Israël, l’autre concerne les nations.
Il ne relie donc pas explicitement le luminaire éclipsé au peuple qu’il symbolise, comme on aurait pu l’attendre d’après la Guemara dans Soukka.

De même, Rabbi Itzh'ak Arama (Akeidat Yitzh'ak, port. 37) explique de façon analogue la question de l’éclipse de lune, avec quelques variantes.

A un niveau plus profond, intime, on peut comprendre du Talmud que l'éclipse de la lune, symbole d'Israël, marque la "non-reconnaissance" de l’intellect et de la lumière intérieure qui résident au sein des choses, c'est ce que nous enseigne Rabbi Nah'man de Breslav.

La diminution de la lune – ce moment où sa lumière décroît – est déjà l’expression d’une éclipse. La diminution décrite par le Midrash à propos de l’acte de la Création serait en réalité la première éclipse de la lune et de manière plus profonde : l’éclipse n’est pas seulement un spectacle astronomique, mais un état de conscience, dans lequel la reconnaissance, la capacité de prendre conscience, se réduit. L’état premier dans lequel nous rencontrons les choses serait alors en fait celui de l’éclipse.

Mais c’est précisément à partir de cette diminution que la conscience commence à s’éveiller. La reconnaissance – dans son degré premier – est le moment où nous rencontrons la lune elle-même, dans son apparition la plus simple. On y identifie la lumière de l’intellect dans les choses qui viennent à notre rencontre.

Dans un second degré et temps, se crée une interaction – l’apparition de l’animus et de l’anima, du masculin et du féminin, et le lien qui les unit. C’est l’intégration des choses. Alors s’accomplit le verset : « Et la lumière de la lune sera comme la lumière du soleil ». 

Puis survient un troisième degré à propos duquel il est dit : « Et la lumière du soleil sera sept fois plus grande ». C’est un état de conscience en quête perpétuelle de développement et d’expansion. Au terme de ce processus survient un retour à la lumière première.

C’est un voyage vers une prise de connaissance et de conscience empreint de modestie – la compréhension que la reconnaissance, la conscience de soi et des autres, naît toujours précisément dans les instants d’éclipse, de manque, et que c’est seulement à partir de ce lieu qu’elle s’efforce et aspire à rejoindre les luminaires. Que ce signe soit pour nous un augure de croissance et de développement et non un "mauvais signe".

 

2. Concernant la bénédiction. Au vu de ce qui est dit plus haut, il est logique de ne pas bénir car ce ne serait pas un "bon signe". Ainsi dans Sha’arei Halakha ou-Minhag  (t. I, §117) le Rabbi M. M. Schneerson de Loubavitch écrit qu'on ne peut pas instaurer une bénédiction non mentionnée dans le Talmud. L’éclipse est un signe de malheur (Soukka 29a), il faut plutôt prier et crier vers Dieu, et non bénir.

Le Rav Ariel Eliyahu (Sha’ar HaAyin, p. 76) s’interroge si les bénédictions mentionnées dans le Choul’han Aroukh sur les éclairs, tonnerres, vents, etc., sont exclusives, ou bien seulement des exemples, de sorte qu’il faudrait aussi bénir sur d’autres phénomènes naturels impressionnants (comme une éruption volcanique, une grotte de stalactites, un geyser, une cascade, une éclipse de soleil ou de lune, etc.). Il rapporte que certains considèrent que l’éclipse fait partie des œuvres de la Création et qu’il faut bénir dessus (d’après Hovot HaLevavot). D’autres (Kehilat Ya‘akov, Hazon Ish, R. Haim Kanievsky, R. Y. Zilberstein) estiment qu’il ne faut pas bénir – soit parce que ce n’est pas mentionné dans le Choul’han Aroukh, soit parce que c’est un mauvais signe. En revanche, le Shevet HaLevi et R. N. Karelitz pensent que les exemples du Choul’han Aroukh ne sont que représentatifs, et qu’il y a lieu de bénir aussi sur d’autres phénomènes (comme un volcan en éruption). Sa conclusion : safek berakhot le-hakel (en cas de doute, on s’abstient de prononcer la bénédiction), donc on ne doit pas bénir avec formule complète (« Baroukh Ata… »), mais éventuellement sans mention du Nom divin ni de Sa royauté.  De manière similaire dans les resp. Or LeTsion (vol. II, chap. 46, §63) le Rav Ben-Tzion Abba Shaoul semble dire que si une personne est réellement émue, elle peut réciter la bénédiction ‘Ossé Ma’assé Bereshit (mais sans dire le Nom Divin ?).

Le Rav H'ayim David Halevi (resp. Asseh Lekha Rav, vol. V, §7) explique pour sa part, qu'on ne bénit pas sur les éclipses, car nos Sages n’ont institué de bénédiction que sur les « œuvres directes de la Création » (mers, rivières, montagnes, astres dans leur cycle, etc.) ou sur des phénomènes naturels clairs (éclairs, tonnerres, séismes). L’éclipse est vue comme un mauvais présage, pas comme une expression de la création. Or, de nos jours on comprend que c’est un phénomène naturel impressionnant, mais on ne peut pas inventer une bénédiction. Ainsi, celui qui veut peut dire des versets de louange (par ex. « David bénit Hachem… ») pour exprimer sa reconnaissance sans risque "d’erreur" halakhique.

Le Rav Yaakov Epstein (resp. H'evel Nah'alato, vol. XXX, §9) soutient que naturellement, l’éclipse est un phénomène merveilleux, mais dans la perspective des Sages c’est un signe de rigueur divine, non de louange. C’est pourquoi aucune bénédiction n’a été instituée. La frayeur qu’elle inspire rappelle celle d’Adam lors du premier coucher de soleil (Avoda Zara 8a). Ainsi, celui qui ne considère que l’aspect scientifique et esthétique pensera qu’il faut bénir, mais en vérité il n’y a pas lieu de le faire, car ce n’est pas une louange mais un signe de jugement.

  • La majorité des décisionnaires : ne pas réciter de bénédiction complète sur une éclipse (principe du doute sur les bénédictions).

  • Certains permettent de prononcer des louanges sans formule fixe ou via des versets.

  • Une minorité (Shevet HaLevi, Or LeTsion) admettent la possibilité de bénir, mais la règle pratique reste : on ne bénit pas avec le Nom Divin.

Kol touv