Conversation 62422 - Pourquoi les matsot?

philyossef
Samedi 31 mars 2012 - 23:00

Question de "philosophie de la halakha" qui m'a été récemment posée par un proche;
Pourquoi disons nous dans la hagada que nous mangeons des matsot parce que nos ancêtres n'ont pas eu le temps faire lever le pain, et parallèlement on nous raconte sans cesse que ce récit n'est pas une simple "commémoration" et doit être bien vivant et nous concerner ("comme si nous étions sortis d'égypte"), cette histoire de départ anticipé paraît en regard bien anecdotique...
Pour pousser la logique jusqu'au bout: si c'était du poisson qu'ils avaient entrepris de cuisiner avant de partir sans en avoir le temps, la tradition serait-elle de manger des sushis?...

Emmanuel Bloch
Lundi 2 avril 2012 - 08:17

Chalom,

Il en va de la mitsva de manger de la matsa comme des autres commandements: elle a recu de nombreuses interpretations differentes, en fonction de l'autorite rabbinique qui s'est penchee sur la question.

Il serait tres interessant de comparer comment le commandement de manger la matsa a ete percu dans le Zohar, par le Rambam, dans le Sefer ha'Hinoukh, par r. Chimchon Raphael Hirsch, etc. Une telle etude illustre generalement a quel point il existe 70 manieres d'etudier la Torah. Je suis tout a fait partant pour faire une telle etude ... mais apres Pessah, si vous etes toujours preneur :). Avec toutes mes excuses, mais l'emploi du temps charge de l'avant-Pessah ne laisse que peu de temps aux recherches approfondies.

Pour ne pas vous laisser sur votre faim, je vous propose une nouvelle approche, laquelle demontre a quel point l'etude du monde antique peut enrichir notre comprehension de la Torah. En gros, l'idee est de dire qu'il existe une difference fondamentale entre la culture egyptienne et la culture des Hebreux: les premiers etaient sedentaires, les seconds nomades.

L'Egypte etait un pays d'agriculture et, ainsi que les versets de la Torah en attestent, les pasteurs nomades y etaient tenus en pietre estime. Les Egyptiens avaient maitrise l'art de faire du pain leve, et le pain y etait considere comme un symbole de leur avance culturelle, a tel point que l'un des officiels de la cour du Pharaon etait le Sar ha-Ofim (ministre des pains). Chez les nomades, constamment en deplacement, on ne prenait pas le temps de faire lever le pain. Tout ceci est atteste historiquement, sur la base de decouvertes archeologiques, etc.

Le commandement, qui a precede la sortie d'Egypte, de s'abstenir de manger du pain leve, represente ainsi un abandon total de la culture egyptienne. La liberte passait par l'adoption d'un mode de vie nomade, represente par la matsa. La "hate" de la Sortie d'Egypte n'est pas la justification anecdotique de la confection des matsot, mais le symbole de la vie nomade, constamment en mouvement et sur le qui-vive.

Pour plus de details sur cette approche, que je ne fais ici que resumer, voir les liens suivants:
http://www.rationalistjudaism.com/2012/04/why-do-we-eat-matzah-plus-mor…
http://www.neot-kedumim.org.il/?CategoryID=268&ArticleID=232
http://forward.com/articles/126658/deconstructing-matzo/
http://forward.com/articles/10411/leavened-or-unleavened-a-history/

(Votre question porte sur ce qu'il est convenu d'appeler les "raisons des mitsvot" - les taamei hamitsvot, un domaine de reflexion qui existe en tout cas depuis le Moyen Age. Voyez la 50766 pour une definition de ce qu'est la "philosophie de la halakha", une nouvelle discipline academique).

philyossef
Dimanche 1 avril 2012 - 23:00

Réponse à ma réponse de la 62422
Merci pour cette réponse.
Je serai toujours preneur pour une étude partagée de différents points de vue, c'est tout à fait passionnant. (et si on essaie après de savoir pourquoi certains ont répondu de telle ou telle manière, si j'ai bien compris on approchera un peu de la philosophie de la halakha n'est ce pas?)
Je comprends qu'une telle étude demande du temps et qu'avant pessah, le temps manque à tous! La question venait aussi du fait que le temps me manquait pour tenter de faire face à une préparation de séder ;-) (on a toujours envie de dire quelque chose d'intéressant...mais je crois qu'il faut anticiper!)
Merci beaucoup en tous cas pour la réponse et les liens, cela éclaire. J'espère au moins qu'à défaut de faire un réel "cours" pour le soir du séder (super-construit-avec-de-multiples-références-impressionnantes) , cela donnera lieu à une riche discussion/débat en famille.
Et qui sait, l'an prochain (à Jérusalem?) avec l'aide du Ciel et de quelques heures d'étude, j'aurai encore plus de choses à dire sur cette question (qui rebondirait d'ailleurs sur tout le débat commémoration/intemporalité des mitsvot du séder.)
Merci encore et pessah cacher vésaméah'.

Emmanuel Bloch
Vendredi 8 mars 2013 - 13:38

Chalom,

Bon. Disons les choses ainsi : je suis heureux de pouvoir publier cette reponse avant Pessah. Mais nettement moins heureux, je dois quand meme bien l'avouer, de tout juste arriver a la publier avant Pessah 5773 alors que vous m'avez pose cette question il y a plus d'un an...

Que puis-je dire pour m'excuser ? Pendant la majeure partie de cette derniere annee, ma bibliotheque se trouvait dans des cartons suite a un demenagement, ce qui m'empechait de proceder facilement a des recherches approfondies et comparatives du style de ce que vous m'avez demande. Je suis sincerement desole, j'espere que cette annee de retard restera mon record.

Pour vous repondre, je reprends un par un les differents commentateurs mentionnes dans ma reponse 62422.

1. S'agissant de Maimonide, c'est le Guide des Egares 3:43 qui nous interesse: pour le Rambam, la raison des matsot est de maintenir la memoire des miracles que Dieu a faits pour le peuple juif au moment de la Sortie d'Egypte, afin que l'on se souvienne des bienfaits divins et pour que le peuple garde conscience que l'on peut se tourner vers Dieu meme dans les periodes de bien-etre.

Maimonide voit ainsi la mitsva de manger de la matsa comme contribuant a maintenir vivante, au sein des masses du peuple juif, une certaine idee necessaire au bon faconnement de la societe juive ideale; cette idee est celle de la Providence Divine.

2. Le Sefer Ha-'Hinoukh ne dit pas vraiment autre chose (mitsva 10, qui renvoie a la 9, le korban Pessah). Rabbi Yehouda Halevi semble suivre une ligne similaire, mais a le lire avec attention, on se rend compte qu'il utilise surtout l'exemple des matsot, ainsi que des autres commandements lies a la celebration de la fete de Pessah, comme un exemple dans sa grande argumentation visant a defendre l'authenticite de la tradition juive; le kouzari s'interesse ainsi surtout a l'aspect public de ces celebrations, plutot qu'a leurs consequences sur la societe ou sur l'homme comme Maimonide (cf. Kouzari 3:30 notamment).

3. Le Zohar interprete la mitsva de consommer de la matsa, et l'interdiction parallele de manger du 'hametz, de plusieurs manieres, toutes completement differentes de ce qui precede.

Selon une explication, le 'hametz represente les forces de l'impurete (ko'hot hatouma), auxquelles les Juifs etaient soumis en Egypte, alors que la Matsa represente de la dixieme Sefira, la Chekhina, sous la protection de laquelle passent les Juifs au moment de la liberation (Zohar 1:226b, 2:40a).

Dans les Tikounei Zohar (13, 28b), par contre, il est explique que le 'hametz represente le 'Erev Rav, qui sera elimine au moment de la venue de Machia'h. Si je comprends bien cette logique, la matsa symbolise ici une certaine vision de la purete du peuple d'Israel.

Dans le livre Nefech haHokhma, du kabbaliste Moshe di Leon (gilayon 9), il est explique que le hametz est la midat hadin et la matsa la middat ha'hessed. C'est donc la combinaison des deux qui est souhaitable, afin d'arriver au juste milieu ('hakhamim / tiferet). Dans cette optique, pour une fois, le 'hametz n'est pas completement mauvais, mais fait partie d'un tout qui doit etre amene a l'equilibre : 'hametz et matsa, pendant l'annee et pendant Pessah.

En resume: la litterature kabbalistique se focalise sur les implications "cosmiques" de la matsa, sur les forces spirituelles qu'elle represente, et sur lesquelles sa consommation peut influencer.

4. Rav Chimchon Raphael Hirsch traite de la mitsva de manger de la matsa dans son livre 'Horev (Chapitre 27 paragraphe 205). Sa presentation met l'accent sur le plaisir ressenti lors de la consommation de la matsa ("Genuss" en allemand, ce qui est je pense sa traduction du concept halakhique de הנאה). Selon lui, ce "plaisir" amene naturellement une personne a eprouver une certaine joie ("Freude"), qui est un element essentiel du processus de la creation du peuple d'Israel que nous revivons a chaque fete de Pessah.

En d'autres termes, il faut voir Pessah comme un processus, revisite chaque annee, de formation de la nation juive. Cette formation se fait a travers la seule intervention divine, et non par les actions d'etres humains, ce que represente l'interdiction de consommer du 'hametz, qui nous enseigne de ne pas etre orgueilleux. Par ailleurs, manger de la matsa exprime la joie de pouvoir devenir un participant actif dans ce processus historique.

Rav Hirsch se concentre ainsi, dans son explication de la mitsva, sur le vecu religieux et sur les lecons que chaque individu peut deriver de la mitsva pour a propre vie.

Voila pour ce survol, qui n'a bien entendu rien d'exhaustif. Il y a encore bien d'autres commentateurs qu'il faudrait examiner ici. Et effectivement, il faudrait encore relier chacune de ces explications a une vision plus globale des "taamei ha-mitsvot", qui varie en fonction du commentateur, de ses sensibilites et de son orientation. J'ai essaye de le faire de maniere assez lapidaire, en notant si la mitsva est plutot vue comme un moyen de creer une societe, un medium par lequel jouer sur des forces celestes ou une maniere de concretiser une lecon psychologique. Mais tout ceci ne reste qu'un survol.

On remarque souvent que l'expression טעמי המצוות peut etre lue de deux manieres : soit les raisons des mitsvot, soit les "gouts" des mitsvot (le mot "taam" a deux acceptions). L'idee etant d'affirmer ici que comprendre la "raison" est aussi ce qui permet d'en saisir le "gout", de la rendre plus attrayante. J'espere y avoir contribue quelque peu ici.